Les champs du “Triangle de Gonesse” (Val-d’Oise) ne s’étendent pas à perte de vue. Ils sont au contraire bien délimités, dans le sens des aiguilles d’une montre, par : l’aéroport de Roissy, les préfabriqués bleu roi de Castorama et d’Ikea, l’autoroute A1, l’usine de PSA-Aulnay, des entrepôts logistiques, l’aéroport du Bourget, une ancienne décharge et une friche industrielle. Au-dessus passent sans cesse des avions à basse altitude : on est tout près de Roissy, sur la Patte-d’Oie de Gonesse. L’article du Monde du 26 mars, revient sur ma position quant au projet d’Europa City et donne de la voix aux défenseurs de terres agricoles et aux opposants aux projets inutiles.
C’est sur ces terres, parmi les plus fertiles de France, que devrait être bâti à l’horizon 2020 (après enquêtes publiques, obtention des autorisations administratives et autres étapes) Europa City. Une sorte de temple du “temps libre” qui allie shopping, loisirs et culture sur le thème de “l’art de vivre à l’européenne”. Un complexe de 80 hectares porté par le groupe Auchan dans le cadre du Grand Paris, qui table sur près de 30 millions de visiteurs par an, soit presque deux fois plus qu’Eurodisney, “destination touristique la plus visitée d’Europe“, selon le parc.
Dans le détail, Europa City est en effet ambitieux. Sont prévus : 230 000 m2 de galeries marchandes, 2 700 chambres d’hôtels, des salles de spectacle, un cirque, un parc d’attraction de 50 000 m2, un parc aquatique avec surf et spas, des pistes de ski d’intérieur… Entre autres. Sur les ébauches des quatre agences d’architecture en lice, se dessinent des palmiers plantés sur la courbe des toits, des aquariums à requins baignés de lumière, des touristes qui prennent en photo la tour Eiffel au loin.
Une vue sur la tour Eiffel, il y en a effectivement une, depuis les champs du Triangle de Gonesse. On la devine au loin, dans la brume de Paris, à 15 kilomètres de là. Pour le reste, Europa City est taxé de “grand projet inutile” par ses détracteurs, réunis au sein du Collectif pour le Triangle de Gonesse. Ce matin-là, ils sont six, deux agriculteurs et quatre présidents d’associations locales de tous bords politiques, à avoir fait le déplacement pour présenter ce bout de territoire agricole en sursis, et expliquer leur opposition au projet.
LE RÉTRÉCISSEMENT DES TERRES
Face à ses champs à peine verdissants en ce début de printemps, Dominique Plet s’enthousiasme : “Le maïs, on ne l’arrose même pas. On sème, et ça pousse tout seul.” Il a repris l’exploitation tenue par sa famille depuis quatre générations. Les rendements de blé y sont de 95 quintaux par hectare, contre 70 en moyenne en France ; ceux de maïs de 105 qx/ha, contre 80 en moyenne, assure-t-il. Son fils Robin est prêt à reprendre le flambeau. Mais en amputant l’exploitation de près d’un tiers de ses terres, Europa City signerait son arrêt de mort. Un ultime coup après des décennies d’urbanisation grignotante, qui a rétréci l’espace nécessaire à la céréaliculture, et défiguré le paysage environnant.
Quand ils voient les projets architecturaux qui proposent de soulever les parcelles agricoles au-dessus d’Europa City, Dominique et Robin Plet imaginent leur moissonneuse-batteuse navigant sur la vaste toiture du complexe, et partent d’un grand rire. “Ils sont tous plus agricoles les uns que les autres, ces projets qui prévoient de construire sur des terres agricoles !”, note le père. Malgré ses efforts pour défendre un projet “écologiquement positif” et exemplaire en matière de développement durable, notamment avec la mise en place d’un Agenda 21, Auchan s’est vu décerner un “prix Pinocchio”, catégorie “green washing”, par l’association Les Amis de la terre. Qui rappelle que “chaque année, 820 000 hectares de terres agricoles disparaissent en France”. Soit plus de la surface moyenne d’un département tous les sept ans.
Alain Amédro, vice-président EELV de la région Ile-de-France chargé de l’aménagement du territoire, trouve lui aussi dommageable que l’on taille encore dans l’espace agricole, quand “plus de 90 % des aliments que l’on consomme dans la région viennent d’ailleurs”. Néanmoins, la dizaine d’agriculteurs qui travaillent sur le triangle de Gonesse sont presque tous à la tête de grandes exploitations céréalières, et le lien avec les consommateurs du cru est ténu : peu de vente directe, peu de fruits et légumes… Mais Robin Plet ne se voit pas transformer son exploitation pour l’adapter aux conditions de l’agriculture péri-urbaine. “Céréalier, c’est un métier”, lâche-t-il.
Quant au maire PS de Gonesse, Jean-Pierre Blazy, s’il promet qu’après Europa City, “le grignotage des terres, c’est fini”, il n’empêche : le Triangle de Gonesse représente, pour lui, “l’une des dernières zones de foncier disponible près de Paris”. De quoi faire germer des rêves “d’un avenir plus ambitieux” pour ce coin de banlieue à l’image terne.
QUI VIENDRA FLÂNER LE DIMANCHE À EUROPACITY ?
Pour “situer rapidement” le territoire où doit surgir Europa City, l’élu de Gonesse résume : “On se trouve entre Clichy-sous-Bois – émeutes de 2005 – et Villiers-le-Bel – émeutes de 2007.” Avec toutes les représentations que ces noms véhiculent. Et sans compter les nuisances sonores dues aux aéroports. Bref, “on ne peut pas rester uniquement un coin de banlieue répulsif”, dit Jean-Pierre Blazy.
Dans cette optique, quelques chiffres : dans le projet d’Auchan, n’ont pas manqué d’allécher les élus locaux : un investissement de 1,7 milliard d’euros, une nouvelle gare de métro sur le tracé du Grand Paris Express spécialement dédiée à la desserte du site, et surtout, la promesse de la création de près de 20 000 emplois (directs, indirects et induits). Une perspective inespérée sur un territoire où le chômage est endémique. A Gonesse, il était de 13,1 % en 2009, soit quatre points au-dessus de la moyenne nationale à l’époque. En bordure du triangle, l’usine PSA d’Aulnay doit fermer en 2014.
Ces promesses, toutefois, laissent sceptiques du côté des associations locales opposées au projet. D’abord, parce qu’il y a un grand écart entre les emplois proposés à Europa City, dans le secteur touristique notamment, et les qualifications des habitants du coin. “A Gonesse, 27 % de la population n’a aucun diplôme, affirme Bernard Loup. Et les enfants qui réussissent, ils partent d’ici.” D’autre part, parce que ces estimations ne prennent pas en compte les emplois potentiellement détruits par l’écrasante concurrence de ce méga-complexe. Dans les autres centres commerciaux, notamment – le secteur en est saturé : Paris-Nord II à Gonesse, Parinor à Aulnay, Auchan à Sarcelles, les Halles d’Auchan au Blanc-Mesnil, le Millénaire à Aubervilliers (ouvert en 2011, en difficulté financière), Avenir à Drancy, ou encore l’immense Aéroville, qui doit ouvrir fin 2013 à Roissy… avec une grande surface Auchan.
Sur les commerces de proximité aussi, la concurrence d’Europa City inquiète. “Quand on créé un emploi dans la grande distribution, on en détruit quatre par ailleurs”, assure Alain Amédro. “Au final, on vide les centres-ville, on crée des cités-dortoirs, des villes mortes. On renforce le côté banlieue qui fait fuir les gens”, craint quant à lui Alain Boulanger, conseiller municipal et président du Comité aulnaysien de participation démocratique (Capade-Sud).
Les habitants de Gonesse, Tremblay-en-France ou Sevran délaisseront-ils leurs petits commerces pour flâner le week-end à Europa City ? Pas sûr qu’ils y soient invités, en tout cas. Le complexe cible explicitement les touristes, venus notamment d’Europe et d’ailleurs. Boutiques de luxe, pistes de ski et autres divertissements pas forcément des plus abordables… Comme le dit le député-maire de Gonesse : “On ne joue pas dans la même cour.”