Je vous propose ce portrait d’Eva Joly paru dans Télérama. Sensible, juste et qui décrit une personnalité attachante de l’écologie politique.
Eva Joly, le rayon vert
La femme aux traits francs, dont le corps doux, la peau laiteuse, les épaules rondes contrastent avec la précision du regard, l’Eva Joly que je rencontre dans une brasserie de Montparnasse me paraît soucieuse. Peut-être – je le perçois – a-t-elle peur… Peur de quoi ? Ni de ses adversaires ou de ses alliés, ni des combats ou des pièges ; elle a tout simplement peur d’elle : consciente de porter les attentes de millions de gens, soucieuse de ses responsabilités, elle redoute de ne pas honorer les causes qu’elle défend.
Dois-je le dire ? Cette inquiétude me touche. Habitué aux politiciens fanfarons enchantés d’eux-mêmes, ivres de leurs paroles, se félicitant de leurs actes avant que l’interlocuteur n’ouvre la bouche, je suis décontenancé par cette lutteuse qui, si elle tance vertement les autres, se critique elle-même. Surpris, je n’aperçois pas en elle ce grand narcisse exacerbé qui forme la colonne vertébrale des champions politiques, cet amour-propre inaltérable, cette passion de séduire, cette démangeaison conquérante qui leur fournit l’énergie de se dépenser sans compter ou de se relever après des revers. On ne décèle pas d’ambition personnelle en Eva Joly, seulement des ambitions impersonnelles : le goût de la justice, le sens de l’égalité, le respect de l’homme. Certains affirment qu’elle détonne dans le paysage politique ; je crois plutôt qu’elle le révèle. Pudique, pensant au bien général, refusant de se vendre aux médias, elle agit tel un catalyseur chimique : plutôt qu’elle ne se montre, elle montre ce que sont les autres.
Sa vie est un roman dont elle refuse de livrer le spectacle. Alors que le destin de cette Norvégienne née dans un quartier pauvre d’Oslo aurait de quoi enchanter Dickens, elle préfère n’attendrir personne et essuyer les quolibets sur sa « sévérité ». Pourtant, son parcours témoigne d’un caractère à la fois aventurier, fier, volcanique. Inscrite par ses camarades garçons au concours de Miss Norvège, la jolie blonde, élue troisième, décroche une paire de bas mais s’exile ; « partir est peut-être chose plus facile pour qui, comme moi, a grandi près de la mer ». Elle débarque en France pour étudier tout en assurant sa subsistance par un emploi de jeune fille au pair. Catastrophe : le fils de la famille hospitalière tombe amoureux d’elle ! Ils bravent les interdits, l’hostilité bourgeoise et se marient pourtant ; Gro Farseth s’appelle désormais Eva Joly.
D’abord, elle multiplie les postes de secrétaire, y compris chez Eddie Barclay – « le soleil a rendez-vous avec la lune », aurait murmuré Trenet -, fait des enfants, les élève en poursuivant ses cours de droit puis devient magistrate en approchant de la quarantaine. Là, son ascension s’accélère, appuyée sur le travail ; l’instruction parachève son instruction. Ne souhaitant pas devenir premier président de cour d’appel, car se situer au centre revient à accepter le système, elle préfère intégrer le milieu par la périphérie, assumant une stratégie qui consiste à, simultanément, faire vivre et combattre l’institution. La suite appartient à notre histoire : l’affaire Elf, les millions dissimulés, les réseaux d’argent sale, les puissants qui s’imaginent inatteignables, l’exploitation sans vergogne du tiers-monde par les industries occidentales.
Pendant ces décennies, Eva Joly désapprend ses illusions. Elle avait cru que savoir suffisait. Erreur ! Elle crut ensuite que dénoncer suffisait. Nouvelle erreur ! Il faut donc agir. Son engagement politique est logique, réfléchi, nécessaire, un cheminement rassurant car les engagements tardifs sont peu menacés d’érosion ; rassurant sauf pour ses nouveaux collègues ou adversaires qui, par contraste, apparaissent désormais des « professionnels de la profession » dont la politique fut l’unique métier. Un révélateur, vous dis-je…
Encore intimidée par la langue française, elle pointe certains – ou certaine – comme des prestidigitateurs du verbe, brillants mais vains. Du coup, elle tente d’ancrer ses discours sur le fond plutôt que sur la forme. Par sa phonation zézayante qui détache les consonnes, elle réveille les vieux démons xénophobes : devant ces sonorités nordiques, les crétins – qui généralement ne parlent aucune langue étrangère -, au lieu d’apprécier l’hommage qu’apporte tout accent exotique à notre idiome, se moquent d’une polyglotte. En entendant leurs remarques acerbes, j’ai l’impression d’écouter une assemblée de limaces se moquer des animaux qui ont des jambes.
Devant sa double nationalité – phénomène précurseur du monde à venir – certains éructent, puis jubilent en se désignant, eux, en tant que « vrais Français » ! Comme s’ils gagnaient du mérite à être nés quelque part et à n’avoir jamais voyagé… Comme si la France « choisie » par Eva Joly ne valait pas la France « subie » qui demeure la leur. En face d’une femme qui a plusieurs cultures, ils se sentent supérieurs de n’en avoir qu’une !
Différente, incorruptible, forte d’un passé où, juge, elle ne se laissa arrêter par personne, elle porte la lumière sur les calculs, les timidités, les hypocrisies, l’imaginaire féodal d’une classe politique qui, de gauche à droite, protège ses ambiguïtés : ainsi, dans sa lutte contre les paradis fiscaux, elle ne recueille que des consentements murmurés, convenus, des consentements de façade. Même chose avec l’urgence écologique : par son insistance, elle souligne la lenteur de ceux qui prétendent être d’accord mais ne bougent pas.
Oui, décidément, sa présence dénonce bien des laideurs, le fonctionnement consensuel du système et la mollesse de certaines convictions. Cette différence gêne tant qu’on l’attaque. Puisqu’elle pratique l’intégrité, les commentateurs de l’establishment rabaissent cette intégrité en empruntant indifféremment deux voies contradictoires : soit Eva Joly se montre « dure », « cassante », « psychorigide », soit elle s’avère « naïve », « novice », « amateur ». Si la naïveté indique le contraire du cynisme, ils ont raison : Eva Joly incarne des principes, des convictions qu’elle ne bradera pas. Et si la dureté exprime le combat pour imposer ses valeurs, ils ont encore raison. Eva Joly signale de quel bois ils sont constitués, peut-être le bois dont on fait les marionnettes, ou les boîtes à musique – ça résonne parce que c’est creux -, en tout cas pas le bois dont on fait les drakkars.
Pour elle, l’humanité est assise sur des braises mais ne s’en rend pas compte. Eva Joly intervient pour crier qu’un autre univers est possible. Certes, il serait plus aisé d’être pessimiste, plus reposant de ne rien faire ; certes, elle préférerait rejoindre sa maison en Bretagne, au bord des océans – l’océan des eaux et l’océan du ciel -, y jouer en compagnie de ses petits-enfants, écouter un Exsultate, jubilate de Mozart, mais elle n’y retournera que pour puiser l’énergie nécessaire à la poursuite de ses combats. L’avenir demeure plus important que le passé.
Soyons clair : Eva Joly veut changer le monde, pas se mettre à sa tête. Mais si pour le changer il faut le diriger, elle accepte le fardeau. « Il n’y a que deux façons de faire avec la vie : soit on la rêve, soit on l’accomplit », s’exclame-t-elle. Une femme de devoir, pas d’ambition. La ténacité, le travail, le sérieux, le courage, voilà ses armes. Pour elle, la légitimité s’acquiert. Afin de nous convaincre, elle n’utilise ni l’argent – elle n’en a pas -, ni la poudre de perlimpinpin – ça ne se dit pas en norvégien.
photo : Slawek’s / Flickr CC
Eric-Emmanuel Schmitt, romancier et cinéaste, est célèbre aussi pour ses nombreuses pièces de théâtre à succès : La Nuit de Valognes (1991), Monsieur Ibrahim et les fleurs du Coran (2001), Oscar et la dame rose (2002)… Dernier livre paru : La Femme au miroir(2011).